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François Coadou - Oeuvre 2001-2007 - Semiose galerie, 2007
 

Les oeuvres de Sébastien Gouju proposent au spectateur
le trouble délicat d’expériences perceptives. Elles se jouent
et prennent en défaut quelques automatismes, quelques mécanismes de notre appréhension de ce qui fait réel,
de notre rapport au monde, produits de culture, fruits d’apprentissage, et devenus contraignants, pourtant, envahissants comme une seconde nature à force d’habitude.

Prenons pour commencer Les Soldats, oeuvre de 2007,
et oeuvre parmi les plus représentatives, peut être,
de son travail. Ce sont des soldats de plomb, cloués au sol, installés dans l’espace, dans le déploiement d’un mouvement de troupe. Ils portent chacun une feuille, sur la tête,
comme un camouflage, qui les dissimule d’abord à l’oeil
du spectateur. Celui-ci, lorsqu’il les appréhende, au premier aspect, de haut, n’apercevra là en effet que des feuilles.
Mais sa vue lui joue des tours. Car c’est bien elle, la vue,
qui se trouve ici mise en jeu. La vue ou, pour le dire plus précisément, le point de vue : ce qu’il révèle du réel
et ce qu’en même temps il en occulte. Vieille question philosophique, comme on sait, depuis Lucrèce jusqu’à Descartes et au-delà. Mais plus encore, ce n’est pas
seulement la vue, ce n’est pas seulement le point de vue,
c’est aussi tout le déplacement corporel du spectateur
qui se trouve ici impliqué. Car pour saisir vraiment la pièce,
ou l’installation, pour comprendre que le camouflage
n’est que camouflage, et pour aller au-delà, il faut s’en approcher, tourner autour, faire varier le point de vue,
se baisser. Il faut, pour ainsi dire, se mettre au niveau
de l’enfant qu’on était et qui jouait jadis avec les soldats
de plomb. Les Soldats de Sébastien Gouju déjouent
nos habitudes de surplomb. Ils font signe vers un autrement qui est surtout un avant : avant qu’on ait pris l’habitude d’appréhender le monde de haut. Le même principe, la même mise en jeu, ou en question, de la perception,
des automatismes, ou mécanismes, que nous y convoquons, se retrouve, d’évidence, dans plusieurs autres oeuvres
de Sébastien Gouju. Au point qu’on peut, décidément,
et comme je l’avançais déjà pour commencer, la tenir pour
une caractéristique forte de son travail.

Prenons-en deux exemples, de ces autres oeuvres,
qui fonctionnent un peu de la même manière : Les Ballons (2002) et Fil de cristal barbelé (2007). Cette fois, ce n’est pas tant la vue, ni même le déplacement corporel du spectateur
qui sont mis en question, mais plutôt le toucher.
Non pas que le spectateur soit invité à toucher les oeuvres. Tout au contraire : il est maintenu à distance, presque
dans le mouvement en retrait d’une crainte. Le Fil de cristal barbelé joue de cette façon, en tout cas, avec les qualités
de dangerosité et de répulsion qui sont d’habitude celles du fil de fer barbelé. Mais tandis qu’on évite de toucher celui-ci
car il pourrait blesser, on évite cette fois de toucher le fil
à cause de sa fragilité, à cause du danger qu’il y aurait,
ce faisant, de le briser. De même Les Ballons,
dans le déplacement de leur forme du matériau latex vers
le matériau-verre, perturbent-ils notre appréhension habituelle de l’objet. Là où on s’attendait, indiquée par la forme, précisément, à une certaine apesanteur, c’est une pesanteur certaine qui la remplace. Là où on s’attendait à une certaine malléabilité, à une certaine élasticité, on se rend vite
compte, en s’approchant – nul besoin même de les palper – que c’est la dureté du verre. Bref, tout se passe cette fois
au niveau de l’anticipation du toucher, sensation déjà quasi corporelle elle-même. C’est elle, ici, qui est perturbée.
Et c’est par ce type de perturbations, c’est par ces décalages subtils, qu’elles matérialisent, que les oeuvres de Sébastien Gouju interrogent ici les règles fabriquées, ou plutôt faudrait-il dire préfabriquées, de la perception. Biais par où elles interrogent aussi, bien sûr, et plus fondamentalement,
ce qu’il en est de la perception elle-même...

On comprend, sans que j’aie besoin de beaucoup m’y arrêter, que ce type de réflexion, sur la perception, rattache le travail de Sébastien Gouju à la tradition – du moins en partie –
du minimalisme, du Bauhaus ou du constructivisme, modernité, d’ailleurs, dont c’est volontiers qu’il se réclame. Mais dans le même temps où j’esquisse ce parallèle,
où j’indique cette filiation possible, on comprend aussi,
je pense, tout ce qui fait la différence entre le travail
de Sébastien Gouju et lesdites références. Tandis que
les oeuvres issues de ces courants ont souvent versé
dans le peu à voir (dans la mesure, précisément,
où ce qui était en jeu, pour elles, c’était, par une espèce
de soustraction, de donner à voir non pas le vu mais la vision elle-même), tandis qu’elles ont souvent versé, même,
dans l’abstraction, les oeuvres de Sébastien Gouju demeurent au contraire dans les limites d’une certaine figuration.

À côté des références déjà indiquées, on y trouve aussi,
et curieusement peut-être, une référence indiscutable à l’art pop. Comme les artistes pop, Sébastien Gouju emprunte
des objets connus, des éléments de la réalité quotidienne : soldats de plomb, ballon de baudruche, fil de fer barbelé,
mais aussi avion de papier (A4, 2002), aiguille en forme
et aux couleurs d’une fusée de bande dessinée (Aiguille, 2001)... Comme les artistes pop, Sébastien Gouju propose,
à partir de cela, des oeuvres qui se distinguent par leur goût du fini, leur netteté d’apparence. Des oeuvres d’art, certes, mais qui entretiennent, par là, et comme souvent dans l’art pop, une relation faite d’ambiguïté avec le design.
Une relation avec l’idée de grand nombre, aussi, avec l’idée
d’une diffusion « industrielle » (ce sont, la plupart du temps, des multiples).

De sorte qu’on pourrait, s’il fallait plus précisément qualifier
le travail de Sébastien Gouju, parler de minimalisme pop.
Au sens, à tout le moins, où ses oeuvres présentent l’hybridation de caractères propres à l’un et l’autre
de ces courants.

Le figuratif, en effet, ne devient jamais, chez Sébastien Gouju, de l’illustratif ou du narratif. Ce serait, selon lui, soumettre
le plastique à un régime de discours qui en diffère aussi bien quant à ses tenants qu’à ses aboutissants. Ce serait,
selon lui, en nier la spécificité. Spécificité ou irréductibilité d’autant plus importante, peut-être, à défendre en contexte.
Au rebours du publicitaire, ou du propagandiste, qui tant contamine l’art aujourd’hui, les oeuvres de Sébastien Gouju s’obstinent en effet à éviter tout bavardage, porte ouverte, selon lui, à leur récupération, normalisation, dissolution.
Au rebours de la rumeur contemporaine – et du coeur même de celle-ci : l’image – les oeuvres de Sébastien Gouju s’obstinent à demeurer en quelque sorte muettes.
Plutôt que d’entrer dans la logique d’un renvoi sémantique clair, l’image, la figure – entendue surtout comme
un répertoire de lignes, de rythmes, d’associations, d’anticipations – la figure, l’image deviennent donc,
chez Sébastien Gouju,le matériau lui-même d’un jeu
des possibles. Jeu troublant dont a tout à l’heure déjà analysé les effets de décalages, de déplacements, de glissements,
les subtilités. Avec comme seule problématique qui demeure, dans le fond, et sous le mutisme, la question de savoir
ce qu’il en est vraiment de la perception que nous avons,
ou que nous nous faisons, de notre environnement.
Mais ce qui, dit comme cela, pourrait passer pour
une expérience sévère (et qui peut-être l’était dans
les courants modernes qu’on a cités) devient,
chez Sébastien Gouju, une expérience ludique.
Une expérience ludique et poétique. Poétique, oui, si tant
est que le jeu lui-même, et sa gratuité revendiquée, élevée au rang de valeur, dans une société par ailleurs qui la déprécie,
fasse le fond de la poésie.

Sébastien Gouju joue. Il joue de la séduction, de la sensualité (certes très esthétique) que ses oeuvres proposent
pour ouvrir (et ce d’autant mieux, peut être,
que si elles étaient d’abord sévères) l’espace d’une réflexion qu’on pourrait qualifier d’immanente, d’une réflexion sensible sur notre rapport au réel.

Est-ce un hasard, d’ailleurs, si nombre de ses oeuvres évoquent, ou reprennent, comme on y a déjà fait allusion,
des éléments liés à l’enfance ? C’est la période, après tout,
où l’on expérimente le plus, ne serait-ce que dans le jeu
des échelles, ce rapport au réel, c’est le temps
où l’on découvre encore, dans l’éblouissement inquiet
de la nouveauté, ce qui pour nous plus tard, mais plus tard
seulement, dans le tissu serré des habitudes, fera monde.

Avec une légèreté de ton, comme sans avoir l’air d’y toucher, et avec une élégance de moyens pour lesquelles on ne peut qu’être reconnaissant, les oeuvres de Sébastien Gouju
nous ouvrent au pressentiment d’un retour pourtant condamné à demeurer impossible, à la splendeur de ce matin improbable de l’existence, avant que le monde ne devienne monde.