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En introduction à L’Art et l’illusion, l’historien E.H. Gombrich proposait une expérience étrange à ses lecteurs :
séance tenante, nous étions invités à nous regarder dans…
un miroir. Se faisant, nous pouvions constater que notre visage apparaît « comme s’il se trouvait de l’autre côté »,
et que les « dimensions paraissent de ce fait plus grandes
que celles du reflet ». Illusions d’optique. Pièges de la perception visuelle. Et aussi, par extension, mise à distance
de nos certitudes. Voir autrement, à chaque instant :
Sébastien Gouju est un observateur. Il prend acte de tous
nos petits arrangements avec ce « réel » que nous voyons
à peine. Il nous place en face des apparences qui ont trop souvent la force de l’évidence. Il nous convie à la découverte d’une autre vision des choses. Dans cette quête d’une sorte
de conscience élargie où chaque détail requiert toute
notre attention, le dessin, la sculpture, le moulage
sont les modes d’exploration privilégiés de l’artiste.
Une histoire de filiation et de collection
Il n’est pas facile d’expliquer ce qui retient notre attention
et pourquoi nous nous attachons à une image plus
qu’une autre. Gouju prélève des visuels dans les journaux,
les magazines, les affiches, les prospectus... Il les réunit
dans sa collection d’images, puis il les assemble.
En soi la démarche n’a rien d’original. De Dada jusqu’au
Pop art, de Max Ernst à Kurt Schwitters, d’Hamilton à Erró,
la pratique du collage a permis de bousculer les habitudes visuelles, d’introduire de la simultanéité dans la perception, d’insérer des mots ou des slogans dans les images.
Mais Gouju ne montre pas cette phase préalable
de son travail. Il se sert des assemblages comme point
de départ pour créer des œuvres sur papier qui combinent l’encre, la gouache et le crayon graphite. De toute évidence
il a beaucoup regardé les photomontages d’Alexandre Rodtchenko, de Pietr Zwart et surtout de László
Moholy-Nagy car ses dessins présentent la particularité
d’être structurés comme des œuvres constructivistes.
Le vide joue un rôle fondamental : de petites vignettes figuratives apparaissent comme épinglées sur un vaste fond blanc. Isolés, des personnages accomplissent une action :
tirer au fusil, faire du sport, faire de la musique… Près d’eux, quelques inventions de l’histoire des sciences et techniques (aéronefs, chars, système Dom-ino préfabriqué
de Le Corbusier, satellites…) se feraient presque envahissants. Les références au cinémasont nombreuses, avec une petite préférence pour le fantastique, la science-fiction, les héros
des comics. On est amusé de reconnaître tour à tour Le Voyage dans la lune de Georges Méliès, Metropolis de Fritz Lang,
La Guerre des étoiles de Georges Lucas…
Le jeu des références englobe même l’histoire de l’art. L’artiste donne sa réinterprétation des œuvres mécaniques de Francis Picabia. Le portrait du poète De Zayas qui apparaissait sous
la forme d’un système d’allumage mécanique est désormais complété par des tuyaux de gaz, associés à un compteur.
Le Double monde qui se résumait à des tracés régulateurs dotés de légendes insolites est agrémenté de différents éléments figuratifs : des palmiers, un bretzel, un satellite,
deux ou trois fous en d’étranges attitudes érotiques...
Au-delà du jeu formel et chromatique, on est intrigué par
ces corrélations visuelles.
Observation et dérèglement des sens
Ceci n’est pas un rébus pour personnes cultivées.
Gouju travaille par analogies, en laissant libre cours
aux associations d’idées, en déconstruisant la logique,
en faisant fi des raisonnements cartésiens. A partir de petits objets qui n’ont l’air de rien, il procède à une sorte
de dérèglement de tous les sens. Un univers presque aussi troublant que celui de Lewis Caroll prend forme sous
nos yeux. L’enfance n’est pas très loin, et pourtant
elle est à des années lumière de ce que nous sommes aujourd’hui. Sommes-nous sûrs que le reflet que nous scrutons dans la glace est à l’image de l’enfant
que nous fûmes ? Le reflet du miroir est aussi douteux
que notre mémoire. Il est aussi imparfait que notre perception
des cinq paires de jambes de petite filles que Gouju aligne
sur le sol, les unes à côtés des autres.
On lit : « Plâtre et polyester, 46 x 8 x 150 cm ».
On se dit : c’est affreux, on dirait de véritables jambes
coupées sous les genoux. Tout semble identique, la répétition semble mécanique : on voit cinq paires de collants blancs
et dix sandales noires. Alice n’est pas vraiment au pays
des merveilles. En apparence, tout est calme, propre
et retenu : ce ne sont pas les cires anatomiques de Paul Thek
avec tous les détails des veines et des petits vaisseaux,
ni les montages anatomiques « gore » des frères Chapman.
Plus subtilement, Gouju recourt à différents modèles
pour constituer différents moules. En fait, aucune des jambes n’est identique. En 2009, cette technique de moulage à la cire perdue fut utilisée pour créer une œuvre au titre emblématique : Au nom du père. A nouveau la lecture est à double détente. D’abord, on se dit : la forme est repérable, elle m’est familière, on voit deux chandeliers blancs à cinq branches qui portent chacun cinq bougies. En regardant mieux, on s’aperçoit que
des bourses pendent aux branches des chandeliers recouverts de paraffine... Drôle de façon de porter les bijoux de famille !
La fonction de l’objet (porter des bougies) est détournée
pour un usage beaucoup plus métaphorique. En même temps, Gouju a simplement observé les formes qui se créent naturellement quand la cire fond et crée des amas de matière…
Polysémique et humoristique, le titre est caractéristique
des analogies, des condensations et des déplacements
qui sont à l’origine de bien des pièces. À nouveau
les paradoxes logiques rodent sous l’aspect lisse
des apparences. Dans cet univers faussement candide, l’inconvenance est toujours sur le qui-vive, prête à surgir
entre les lignes ou dans les vides : de vraies mouches
sont mises en suspens dans un mobile décoratif qui pourrait orner une chambre d’enfant, les ballons de baudruche
sont en verre soufflé, il n’est pas recommandé de les faire exploser, un avion en feuille de métal plié est planté
dans le mur. Coupant. Dérangeant. Même les souris
qu’aiment tant les petits ne sont pas des peluches mais
de lourds galets, munis de charmantes queues roses
en plastique. Les galets à queue de rats de Saint Bernard
sont relégués « au coin », les uns sur les autres.
Ce sont des œuvres discrètes. Et pourtant, pour peu
qu’on y regarde de près, elles font penser aux objets
de terreur de Victor Brauner ou de Meret Oppenheim
qui abolissaient les frontières entre l’homme et animal,
le civilisé et le sauvage. A l’époque, « les objets
à fonctionnement symbolique » de Salvador Dali
et sa méthode paranoïa critique marquèrent beaucoup
le jeune Jacques Lacan, qui devait formuler bien après l’idée que l’inconscient est structuré comme un langage.
Du tout petit à l’infiniment grand
Gouju oblige fréquemment le spectateur à changer de place,
et donc de point de vue : il est impossible de voir les petits Soldats (2006) qui se dissimulent sous les feuilles de lierre
en plomb sans se pencher jusqu’à terre, et regarder de biais. Justement, la question de la place du spectateur a souvent été débattue en histoire de l’art. Pour, E.H Gombrich qui posait
le problème de la perspective, pour Michæl Fried
qui interrogeait les œuvres modernes de Courbet et Manet, l’objectif était d’analyser les ambiguïtés dans la perception
de la peinture occidentale. Bien sûr au XX et XXI ème siècle,
les pratiques de l’installation ont déplacé les termes du problème. Etrangement, un point de vue à fleur de sol,
sans socle, ni fioriture est souvent adopté par le sculpteur.
Il nous oblige à voir les choses au ras des pâquerettes,
comme si nous étions des enfants ou plutôt des insectes.
De là à imaginer le spectateur transformé en Grégoire Samsa, rampant sur les murs comme dans le roman de Kafka,
il y aurait qu’un pas que Gouju ne franchit pas !
D’ailleurs, il affirme ne pas livrer de message politique
ou religieux. Toutefois, une œuvre sarcastique comme
In god we trust (2009) donne une idée de ses intentions : débarrassé de son crucifix, un Christ en laiton est placé
à l’extrémité d’un promontoire. Il est penché en avant
et semble sur le point de plonger dans le vide. Le spectateur
regarde la petite sculpture qui le domine de sa hauteur
et menace de s’effondrer sur lui… Le message est simple
et efficace. Il y a fort à penser qu’il aurait ravi les dadaïstes, fervents lecteurs des écrits de Nietzsche…
Avec son titre qui cristallise plusieurs concepts,
Décrocher la lune (2010) est plus complexe.
Constituée d’une ensemble de clous plantés dans un mur peint, cette installation oblige le spectateur à se déplacer
s’il veut juger de son effet. De surcroît, elle nécessite simultanément un effort mnémonique (pour établir mentalement une comparaison avec les photographies satellitaires de la lune) et un effort d’abstraction pour voir au-delà de la matérialité des choses (les clous accrochés). Ambiguïtés. Double sens généré par le titre des œuvres. Décrocher la lune : quel artiste
ne le voudrait pas ? Mais Sébastien Gouju veut éviter l’écueil
du récit. Il n’aimerait pas créer, malgré lui, une histoire poétique ou symbolique. Encore moins un récit symptomatique
qui illustrerait l’idée que l’inconscient est structuré comme
un langage. À ses yeux, la fragilité des matériaux,
leur détournement possible, leur sobriété et leur caractère éphémère sont des données autrement plus importantes.
Avec Gouju, tout se joue à la lisière du naturel et du factice :
Le château de sable est bien un tas de sable mais
il est constitué des petits quadrilatères qui imitent les jeux
de constructions pour les enfants. Les Papillons ne sont pas des animaux, ce sont de petits morceaux de crayons de couleur taillés et épinglés dans des boîtes de collectionneur. La Grande Ourse est une fausse constellation faite de hublots électriques placés tout en haut, sur le bras porteur d’une grue de chantier.
Tout est métamorphose et illusion. Au terme de cette entrée
en matière, une hypothèse prend corps : et si Le château
de sable était une sorte de paradigme qui valait pour l’œuvre
toute entière ? Le sable aggloméré qui sert normalement
à la fonderie est détourné de son usage, il est éphémère,
il se délite au moindre contact. Une fois de plus, une de nos pratiques enfantines (faire des petits pâtés) est gentiment passée à tabac par l’artiste. Et encore, condensations,
déplacements, jeux de mots et de points de vue : le tas
de sable est sur le sol, il n’a rien en commun avec un château. Le réel s’effrite. La perception devient alogique. Ces jeux de (dé)construction ne sont pas vraiment pour les enfants.
Est-ce un hasard s’ils font penser aux objets déviants, discrets mais néanmoins étranges d’un film fantastique ?
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