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Vos œuvres interrogent notre rapport au monde,
dans ce qu’il a de codifié et de convenu. Quels sont les enjeux philosophiques et esthétiques d’une telle démarche ?
Il s’agit toujours de créer un effet de mise à distance,
ou du moins de décalage par rapport à ce qu’on pourrait nommer la quotidienneté. J’entends par là que nous sommes confrontés à un monde entièrement mis en forme
par des concepts, dont nous avons hérité, historiquement
et par le biais de l’éducation que nous avons reçue.
Pour le dire autrement, je crois que nous ne voyons pas
le monde, mais que nous le revoyons toujours,
ou le prévoyons. C’est la mise en défaut de cette prévoyance, ou de ces préjugés qui m’intéresse : par des collisions incongrues, des associations décalées, qui peuvent avoir lieu au niveau du rapport forme / matière, ou dans des additions
de formes qui traditionnellement ne se rencontrent pas,
je cherche à faire voir les choses, comme si c’était la première fois. C’est pour cette raison qu’on peut à bon droit parler
d’une dimension philosophique de mes œuvres : au sens
où il s’agit de déjouer les préjugés – ce qui est la définition première de la philosophie –, et de rejouer le rapport au réel
dans une expérience autre, et en quelque sorte inédite.
Le décalage entre forme et matière produit, au sein
de vos œuvres, un glissement sémantique infime
dont naissent leur sens et leur beauté. Dans ce sens qu’attendez-vous du spectateur ou du public ?
J’attends surtout du spectateur qu’il sorte de sa position
de spectateur. Je veux dire que mes œuvres ne sont pas seulement des œuvres qu’on regarde, dont le sens se délivre immédiatement, et dans le lointain. Souvent, le spectateur
doit s’approcher, tourner autour de la pièce, mettre son corps
en jeu, d’une manière ou d’une autre, pour que l’expérience
se produise. On pourrait dire, en cela, qu’il doit devenir acteur et non plus rester seulement consommateur. C’est cette activité qui est, précisément, la condition de possibilité
de l’expérience philosophique dont on parlait plus haut.
Une expérience dont il faut peut-être souligner aussi,
qu’elle a quelque chose à voir avec un retour
à l’émerveillement de l’enfance, ce moment, devenu pour nous improbable, où nous découvrions le monde pour la première fois, avant qu’il n’ait pris forme dans l’éducation. En ce sens,
il y a toujours aussi quelque chose de ludique
dans mes pièces. Il s’agit de re-jouer.
Lors de votre résidence à Berlin, quelles pistes avez-vous explorées ?
La résidence a été l’occasion pour moi de développer
un travail de dessin, une pratique que je n’avais jamais vraiment explorée. Il s’agissait pour moi de voir comment
ce que j’avais mis en place dans l’objet et l’installation pouvait se transformer dans cet autre médium. Au final, cela donne
des œuvres où, dans la même logique de décalages,
se mêlent, d’une manière surprenante, inspiration formaliste
et figuration populaire. Mes dessins ressemblent
à des collages : collages de réalités et de temporalités différentes, dont le sens n’est pas immédiatement donné.
À la limite, il n’y a pas même de sens de lecture unique.
Le regardeur est appelé à se promener, à inventer,
ou co-inventer, la signification. Il y a là quelque chose
de la problématique de l’œuvre ouverte, dont parlait Umberto Eco au début des années 60. À la différence qu’il s’agit aujourd’hui de reprendre cela dans des cadres de référence qui ne sont plus, d’évidence, ceux de la modernité,
mais de la postmodernité. Du moins est-ce cela que j’interroge : notre capacité, dans un environnement
fragmenté, à créer, encore et malgré tout, du récit – du sens.
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