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Comment as-tu rencontré Sébastien Gouju et comment
l’as-tu accompagné lors de sa résidence ?
Françoise Pétrovitch : Avant de connaître Sébastien,
j’ai d’abord découvert des pièces en verre qu’il a réalisées
en 2011 à Meisenthal. Nous nous sommes ensuite rencontrés
et je me suis familiarisée avec son travail, qui induit toujours
un décalage de notre regard sur des objets domestiques.
À côté de l’humour qu’il introduit dans son œuvre, il a cette grande capacité d’investissement auprès des personnes
avec lesquelles il collabore. Sébastien était très conscient
de l’enjeu de la résidence.
Son projet était ambitieux et de nombreux artisans se sont mobilisés pour l’aider. Je suis sûre que cela tient beaucoup
à son engagement. Concernant la mise
en œuvre,
j’ai encouragé Sébastien à passer d’abord par une étude préalable sous forme de maquette et à penser fortement
les rapports d’échelle. Cela lui a permis de baliser quelques solutions techniques qu’il lui fallait trouver, concernant
le travail du cuir et la structure de la pièce elle-même,
pour aller vers le projet final.
Je crois que cette œuvre
est une des plus ambitieuses qu’il ait réalisées.
L’œuvre que tu as imaginée lors de ta résidence croise
la nature et le naturalisme, deux termes que tu emploies souvent, je crois, pour parler de ton travail...
Mes œuvres sont effectivement inspirées du naturalisme
dans les deux significations du terme. Dans le registre littéraire, car je recherchela plupart du temps une forme
de réalisme sociologique et, c’est vrai ici, un réalisme plus scientifique où j’étudie la représentation de la faune
et de la flore.
Je m’intéresse à la représentation
de cette nature dans l’espace domestique : j’ai toujours trouvé étonnant que l’on convoque la nature dans l’espace protégé, parfois aseptisé, de l’habitat. La plante en pot est pour moi
une forme d’oxymore. On s’approprie la nature dans une culture hors-sol et circonscrite. Cette contradiction m’inspire !
La plupart du temps, tes pièces nous poussent à sourire
car tu joues beaucoup sur des formes familières déplacées dans d’étranges situations... comme si les animaux, insectes
et végétaux, notamment, semblaient s’être arrachés à leur destin. Mais tu travailles avec un extrême sérieux
et tu construis souvent tes pièces sur des échos entre formes et matières, comme si un ordre “alchimique” du monde
nous échappait. Est-ce le même processus qui est en jeu
dans cette nouvelle œuvre ?
Oui, c’est à nouveau le cas pour celle-ci, mais c’était surtout vrai il y a quelques années, lorsque je travaillais moins avec
la céramique. Je m’intéresse au sens intrinsèque (et culturel, pour la céramique) de chaque matériau que j’utilise.
À cette époque, quasiment chaque sculpture était faite dans
un matériau différent et c’est cette matière qui déterminait
– par sa composition
ou son essence – le dessin de la pièce. Pour cette nouvelle œuvre réalisée
dans une maroquinerie,
je me suis donc naturellement intéressé à l’agneau, essentiellement utilisé en ganterie, majoritairement de couleur noire. Sa finesse et sa fibre très douce me semblaient proches de l’univers végétal. Le cuir
noir a une histoire qui lui
est propre... Cela m’intéressait de l’associer à une plante
qui a quelque chose d’innocent, qui est quelque peu le degré zéro de la sculpture, celle que tout le monde peut posséder chez soi finalement. Je voulais associer tout cet univers “obscur” du cuir noir (le blouson noir, le harnais...)
à la représentation un peu mièvre d’une plante verte.
Il y a aussi cette ambiance romantique que l’on retrouve
chez Edgar Allan Poe, cette ambiance de fin de siècle présente chez Odilon Redon, par exemple... et une forme de marginalité portée par ce noir. La plante me permet d’aller encore plus dans ce sens, vers une étrangeté formelle, une luxuriance dramatique qui contraste avec certains dogmes modernistes où le contrôle, l’épure, la mathématique étaient au service d’une soumission de la nature.
Ce noir qui est une non-couleur, ou la somme de toutes
les couleurs,
est un élément qui rompt totalement
avec l’exotisme du bananier qu’on associe au bord de mer
ou au climat de la jungle... comme si tu avais cherché un geste radical qui déplace définitivement cette forme dans notre imaginaire. Je vois aussi une dimension écologique
dans ce végétal paré d’animal.
Notre imaginaire associe les palmiers à cette image de carte postale, où ils se découpent en noir devant le soleil couchant... J’ai cherché à garder cet élément très graphique que
j’ai d’ailleurs renforcé en peignant le dessous des socles
en orange fluo, ce qui permet à la sculpture de flotter un peu dans l’espace. Je m’intéresse à la façon dont nous essayons de recréer un petit paradis perdu dans notre environnement immédiat, une nostalgie d’un monde qui n’a jamais existé,
en fin de compte. J’ai effectivement essayé d’inverser
les rapports, dans un contexte où je ne veux pas être “l’artiste bien-pensant”. L’écologie me concerne bien évidemment,
mais j’en parle de façon latente, sans chercher à moraliser.
Ta sculpture est ambitieuse dans ses dimensions,
et l’on ne peut s’empêcher de penser à la quantité de cuir
qui a été nécessaire. En regardant ta pièce, on voit aussi toutes les peaux, tous les animaux qui l’ont rendue possible
et une certaine ostentation de cette matière ici accumulée...
J’assume d’autant plus cet aspect que j’ai choisi
de ne travailler qu’avec des morceaux qui ne pouvaient pas être exploités. Concernant l’ostentation, ma pièce parle effectivement aussi des fleurs artificielles et de la “décadence” au cœur du roman de Huysmans (À rebours, 1884). Travailler avec la Ganterie-Maroquinerie de Saint-Junien me permettait d’avoir accès à cette qualité de matière en prolongeant
cette histoire de la plante artificielle faite de tissu pour
la transposer dans le cuir.
Nombreux sont les artistes invités dans les manufactures Hermès qui m’ont confié le sentiment “vertigineux” qu’ils ressentaient en découvrant les savoir-faire et l’exigence qui étaient en jeu... Comment as-tu vécu les choses de ton côté ?
C’est vrai que la découverte est assez extraordinaire.
La première
chose que j’ai ressentie en découvrant
la manufacture, c’est une forte émotion. Lorsque j’ai vu
une centaine de personnes attacher autant de soin à
ce qu’elles avaient dans les mains, cela m’a fait penser
à ma rencontre il y a quelque
temps avec un luthier.
Qu’on puisse encore croiser une exigence de production industrielle et un savoir-faire individuel propre à l’artisan,
c’est une équation qui m’a bluffé. La relation humaine
est très importante par ailleurs : tous les matins, j’allais
à la manufacture à la même heure que tout le monde,
c’est-à- dire à une heure assez inhabituelle pour moi !
J’étais heureux de retrouver mes “camarades de jeu”
avec lesquels j’avais d’excellents rapports. Et je crois
que je me sens plus à l’aise dans cette ambiance que
dans celle du milieu de l’art parisien...
Est-ce que les artisans sont entrés facilement
dans ton projet ?
Plutôt au fur et à mesure. Ils manifestaient une curiosité,
une envie de voir, de comprendre. Les choses se sont faites
de manière assez empirique, car mon projet demande beaucoup de travail : je crois que lorsqu’ils me voyaient
passer de nombreuses heures sur une machine,
dans une tâche qui pouvait ressembler à la leur,
cela a contribué à abolir en quelque sorte les “hiérarchies”,
ce qui est d’ailleurs ce que je recherche dans mon travail.
Je peux porter le col blanc ou le bleu de travail,
sans distinction. Il était important pour moi de ne pas tomber dans une sorte de mimétisme forcé. Chaque élément, notamment
le feuillage, s’appuie sur les étapes de production de la manufacture. Je trouvais naturel d’assumer le métier dans lequel je venais m’inscrire. Mais mon projet impliquait aussi des réajustements, pour rester connecté à ma façon
de voir les choses, liée à cet émerveillement de l’enfance.
Par exemple, quand j’étais petit, je pouvais prendre une feuille morte et décréter qu’il s’agissait d’une navette spatiale,
qui pouvait finir par exploser, surtout quand elle était sèche. C’est quelque chose qu’on perd au fil du temps, parce qu’on s’attache à l’utilité des choses et non à leur poésie intrinsèque. Quasi tous les éléments qui constituent ma pièce sont
des éléments que les artisans ont sous les yeux tous les jours. C’est surtout un décalage dans leur quotidien que j’ai proposé aux artisans.
Tu parles souvent de l’échelle domestique dans ton travail, mais ici, avec un ensemble de cinq plantes, j’ai l’impression que tu sors des dimensions que tu fréquentes habituellement...
Absolument ! Pour moi, c’était l’occasion de m’appuyer
sur tout ce que le programme de la Fondation me permet. N’ayant pas un atelier terriblement spacieux, ni un équipement à l’avenant, je travaille à l’échelle de mes moyens. Mes œuvres appartiennent donc à la catégorie des objets et à cet univers quotidien qui nous entoure. Cette aventure m’a permis
de me libérer de cette contrainte d’espace. Je n’ai pas changé l’échelle de ces plantes, elles sont à taille réelle
car je ne cherche pas à entrer dans la mégalomanie
de certaines sculptures contemporaines. De mon côté,
j’ai toujours un souci de réalisme. D’une certaine manière, j’avance un peu caché sans chercher la grandiloquence :
s’il y a une force, elle ne vient pas de la taille du muscle.
Pour affirmer la singularité de mes pièces, je me fonds
dans le décor...
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