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Gaël Charbau - Hiss - Semiose, Paris - 2023
 

En 1908, l'architecte viennois Adolf Loos publiait Ornement
et crime
, un essai célèbre dans lequel il critique l'utilisation excessive de l'ornementation dans l'architecture et dans l'art, affirmant que l'ornement est un signe de décadence culturelle et morale. Selon lui, les motifs, arabesques, reliefs, dorures, moulures ou volutes sont les manifestations d'une société primitive et barbare qui n'ont plus ni signification ni place
dans la réalité moderne. Il soutient que la simplicité
et la fonctionnalité sont des caractéristiques plus importantes que l'esthétique de l'ornementation. Le principe d'une
« forme qui suit la fonction », d'un design où l'usage s'exprime clairement et simplement, devient, dès les débuts du XXe siècle, une ligne esthétique fondamentale dans le monde
des avant-gardes artistiques occidentales. Au-delà d'une affaire de goût, on peut considérer que Loos a clairement formulé et étayé cette radicalité de la simplification, prolongeant le débat esthétique « classique contre baroque » qui s'établit au XVIIe siècle. Les deux sensibilités s'affrontent essentiellement sur le terrain des formes, mais on pourrait l'étendre à ceux de la morale ou de la politique. D'un côté
les militants d'une forme de minimalisme épuré, essentiel
et « sincère », de l'autre les tenants d'une expression libérée
et exubérante. Et entre ces deux pôles, les mille nuances
du plaisir esthétique...

Cette lecture dichotomique de l'histoire des formes
est toujours d'actualité au XXIe siècle. Une fraction d'artistes marche toutefois à la lisière de ces deux « camps »...
Où classer l'œuvre de Sébastien Gouju dans cette vision polarisée ? Certes, son goût pour les motifs organiques,
pour les cultures populaires, pour le raffinement des détails tout comme son intérêt pour Huysmans et le Symbolisme
(la série des cloches A rebours en est un magnifique exemple), nous incitent plutôt à le ranger dans la catégorie
« crime ornemental ». Le serpent qui danse a tout ce qu'il faut de baroque, ne serait-ce que dans l'idée de présenter dans l'espace clinique d'une galerie une sorte de fragment de jungle suspendu : quoi de plus anarchique que ce serpent accroché entre deux murs, devenant liane, depuis lequel pendent
des fleurs, des feuilles et des fils, dans un désordre tout naturel ? L'œuvre a été produite dans la maroquinerie 
La Fabrique à Grauhlet dans le Tarn. Elle est entièrement réalisée en cuir cousu, une matière que Sébastien Gouju affectionne depuis sa résidence dans une maroquinerie Hermès en 2018. Indocile à l'idée d'être sculpté, le cuir nécessite de constamment lui trouver des solutions structurelles. Au contraire d'un bout de bois, sa forme suit rarement sa fonction... Il implique une maîtrise, une technicité que l'on retrouve systématiquement dans le travail
de Sébastien Gouju, qu'il s'agisse de verre, de broderie,
de grés émaillé... Tout indique donc les penchants de l'artiste pour le monde du savoir-faire, des assemblages, des cuissons, des réactions de la matière qu'il faut savoir anticiper,
en un mot, du tour de main. Mais ce plaisir de l'artisanat s'accompagne chez lui d'une distance critique quasi systématique. Les objets qu'il fabrique et qui mettent en scène des formes minérales, végétales ou animales ne se contentent pas de s'énoncer, elles se dénoncent tout aussi immédiatement. Là où l'ornement flirte souvent avec
les plaisirs de l'illusion, il s'écrit chez Sébastien Gouju
dans le plaisir paradoxal de la désillusion. Et du jeu de main, l'œuvre glisse soudain comme un revers, vers un jeu d'esprit.
Contre-jour (2018), des grands arbres faits de cuir noir d'agneau et de métal, laissent d'abord penser à un morceau
de paysage bucolique, saisis comme leur nom l'indique,
en contre-jour. Mais lorsque l'on tourne autour, l'illusion
se dissipe ou devient, en quelque sorte, plus épaisse. Ils sont noirs comme la marée du même nom, comme les idées
du même nom. Ils sont définitivement noirs, même lorsqu'on les inonde de lumière. Comme souvent, l'œuvre demande
ainsi deux temps de lecture. Il y a toujours dans ces objets
une touche de dissonance qui succède à la séduction immédiate.

Dans la vision binaire de l'histoire de l'art que nous décrivions, Sébastien Gouju s'inscrit un peu à la manière d'une particule quantique : il est aux deux endroits à la fois. Son évident plaisir de faire, la sensualité et la richesse des couleurs,
des matériaux qu'il emploie, cette méticuleuse esthétique
qu'il emprunte aux savoirs traditionnels, il la contrebalance toujours d'un détachement intellectuel presque Duchampien. Accompli, l'objet semble dans le même temps tenu à distance, suspendu entre deux états qui nous font osciller du plaisir gourmand du regard à la distance critique de l'esprit.
Dans le duel « ornement vs. dépouillement », Sébastien Gouju est comme en position d'arbitre, ce qui lui permet de ne jamais céder à la nostalgie d'un art décoratif figé dans le temps, puisqu'il le ramène dans les discours critiques de notre présent. Une pirouette dont il révélait l'oxymore lors d'un entretien avec Sébastien Faucon, dans lequel il décrivait
son travail comme le lieu d'un « décor naturel ». Un premier paradoxe à franchir pour entrer de plein pied dans son univers d'enfant rebelle...