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Sébastien Faucon - entretien - Jardin d'hiver - 2023
 

Sébastien Faucon : C’est assez drôle de mener avec toi
cet entretien car, en le préparant, je m’aperçois que nos rencontres suivent un itinéraire commun depuis Metz à Paris et même Saint-Junien à côté de Rochechouart. Je crois avoir découvert ton travail en 2007 à la galerie Octave Cowbell
à Metz où tu présentais l’installation Soldats, un tapis au motif
de feuilles d’automne dissimulant une forêt de soldats
en plomb. J’avais été marqué par ton rapport à la sculpture dans ce changement d’échelle mais également au registre
de l’émerveillement. C’est peut-être sur ce point que j’aimerais commencer cet échange.


Sébastien Gouju : Je suis ravi que tu aies accepté de conduire cet entretien, nous nous connaissons depuis plus de quinze ans maintenant et je me disais que tu étais un des interlocuteurs qui avait le plus suivi, parfois de près, l’évolution de mon travail. Soldats est clairement à l’origine
de notre rencontre, c’est aussi l’œuvre qui m’a permis
de rencontrer Benoît Porcher qui deviendra la même année mon galeriste. Il y a vraiment eu un avant et un après cette œuvre, tant d’un point de vue amical qu’artistique. 



Cette installation convoquait très clairement le temps
de l’enfance, à la fois dans son registre iconographique
et dans la position physique du spectateur. Je me souviens
de Jean-Jacques Aillagon, de passage à Metz : il était resté longtemps accroupi, tel un enfant qui joue avec son armée
de soldats de plomb. Pour apprécier pleinement la pièce,
il fallait accepter de retrouver le point de vue de l’enfant,
à ras du sol, pour apercevoir les figurines tapies sous
les feuilles. En cela cette pièce déjoue nos habitudes
de surplomb, elle propose un avant, un avant que l’on ait pris l’habitude d’appréhender le monde de haut. Lorsque que
le corps est débarrassé d’orgueilleuses postures et certitudes, l’émerveillement peut apparaître.

« L’enfant voit tout en nouveauté » écrivait Baudelaire.
L’enfant est un insurgé car ses capacités d’étonnement sont encore intactes, il s’émerveille et transforme le quotidien.
Il s’intéresse à la chose pour elle-même sans arrière-pensées, sans stratégie, sans objectifs prédéfinis. Libéré de l’utilité,
de la performance et de l’efficacité, il peut ainsi se déplacer
au-delà de la cohérence et de la rationalité. cartésienne. Chaque jour est un nouveau monde aux yeux des enfants. C’est cette capacité de déplacement, de désordre
et d’émerveillement que j’essaie de préserver dans mon travail. Au fond, tout enfant est un révolté, il résiste encore pour
un temps à l’injonction mécanique des pensées dominantes.


SF - Ton travail est traversé par un rapport au décoratif très fort, notamment le motif floral, je pense ici à Verdure (2019)
qui m’évoque une variation sur la feuille d’acanthe ou encore la tapisserie
Les Fleurs du mal (2011) qui emprunte autant
au mouvement Art & Craft qu’à l’art nouveau. Cet attrait pour
le végétal, comme pour le travail de l’artisanat
et de la céramique d’ailleurs, est-il lié à ton histoire nancéienne ?


SG - Je dois bien reconnaître que sans m’en apercevoir immédiatement, la richesse ornementale de la ville de Nancy a beaucoup influencé mon répertoire de formes. Que ce soit les ferronneries d’art rococo de Jean Lamour4 ou le patrimoine « art nouveau », la ville invite à la flânerie et à la contemplation à chaque coin de rue. Dès que j’y retourne, je remplis mon téléphone d’images, il y a tellement de représentations stylisées de la nature, c’est fantastique. Je réussis, encore un peu comme un enfant, à m’émerveiller comme au premier jour devant des façades que j’ai pourtant longées si souvent. Mais pour être honnête, j’ai mis des années à apprécier et à regarder ces formes végétales. Il aura fallu du temps pour que cet herbier urbain infuse.

Étudiant aux Beaux-Arts de Nancy jusqu’en 2003, je ne jurais que par les signes de la modernité ou de la pseudo-postmodernité. J’avais un regard très anthropocentré, encore convaincu par le progrès et une certaine linéarité du temps. Adolphe Loos et les théories modernistes avaient réussi leur travail de sape ! Les feuilles et les petites fleurs qui ponctuaient la ville faisaient partie d’un décor bourgeois, suranné et conservateur. Et c’était à peu près la même chose pour l’artisanat et les savoir-faire manuels. La nature importait peu et les machines se substituaient à la main.

C’est bien plus tard, au contact d’un ami qui m’a aidé dans la réalisation de Soldats, que les représentations de la faune et de la flore sont apparues de plus en plus régulièrement, avant de devenir un signe distinctif de mon travail. Derrière cette célébration ornementale de la nature, je me suis aperçu qu’une tension existait dans cette soumission de la nature aux règles de composition décorative. Un peu comme on crée des tulipes bleues en Hollande, ou comme on calibre et géométrise les fraises et les tomates pour les vendre en supermarché.

En ce qui concerne l’artisanat et de façon assez proche des utopies « Art & Craft », nous avions avec quelques amis mis en place, en 2008, Ergastule, un atelier collectif qui nous permettait avec deux trois bouts de ficelles de mutualiser espace, outils et savoir-faire artisanaux au service de nos œuvres respectives et de celles d’artistes invités.

Mon rapport à la céramique et à l’artisanat est plus complexe. J’ai toujours souhaité ponctuer l’usage de techniques et de matériaux dits nobles avec des matières et des techniques pauvres. Sur un fil serait le dernier exemple en date. Mais avant les pinces à linge, il y a eu des mouches vernies, des épingles, des clous, des serpillères et des copeaux de crayons au milieu de mises en œuvre complexes impliquant le travail du verre, du bois, du métal ou de la céramique.


SF – L’évocation d’Art & Craft me fait penser à l’intérêt de William Morris pour la typographie et l’édition. Tu as suivi je crois les cours de l’Atelier national de recherche typographique (ANRT) à Nancy. Quel impact cela a-t-il laissé sur ton travail ?

SG - C’était une année vraiment très déroutante : après cinq années d’études en école d’art, j’avais l’impression d’être aveugle ! Je m’étais toujours intéressé aux signes et plus généralement à la communication visuelle et j’ai eu cette opportunité d’intégrer l’ANRT l’année qui a suivi ma sortie d’école. Sans pouvoir m’appuyer sur une quelconque image, j’y ai appris à voir et les mouvements « abstraits », tels le Constructivisme, le Bauhaus ou l’Art Minimal, m’ont fasciné. Depuis, mon travail est devenu beaucoup plus formel qu’il n’y paraît. Les rythmes, la composition et les processus
(de mise en œuvre) innervent mes projets. Il n’y a pas
de narration. Les petites histoires que mes pièces provoquent sont avant tout le fruit d’une expérience sensorielle et visuelle. Je ne cherche pas à raconter quelque chose, mais à mettre
en espace des formes et des matières.

Lors de ma dernière exposition intitulée Sans échelle, ni horizon à Ergastule à Nancy, une amie m’a dit que j’étais un graphiste de l’espace. J’ai beaucoup apprécié cette remarque. Si l’on met de côté les représentations naturalistes, cette exposition se déployait autour de la ligne : sous la forme d’une grille pour Fleurs bleues, de lignes droites et parallèles avec Sur un fil, de courbes et de nœuds dans Sans échelle, ni horizon, ou de lignes brisées pour Une araignée au plafond et aussi avec des arabesques pour L’Écueil des cimes. Il faut donc croire que cette année au milieu des typographes suisses a été très structurante et impactante. Par contre, tout comme dans la vie, j’ai besoin de fantaisie, d’humour et de superflu, ce qui fait une différence notable avec la rigueur propre à la tradition typographique helvétique.


SF - J’ai personnellement l’intuition que ton travail graphique est marqué par un rapport à la composition à la croisée de l’enluminure et du constructivisme ?



SG - C’est exact, la série Sans titre, 2009-15 était une composition très formelle malgré la très forte figuration présente dans les minutieuses reproductions à la gouache
et à l’encre. Je privilégiais le choix des formes plutôt que
la signification des images. Dans ces travaux structurés comme des œuvres constructivistes, l’espace plan et blanc
de la page jouait un rôle fondamental. Je m’étais beaucoup inspiré des photomontages d’Alexandre Rodtchenko,
de Piet Zwart et surtout de László Moholy-Nagy. Mais les promesses de la modernité et de la reproductibilité technique étaient ralenties par ma méticuleuse et patiente reproduction manuelle. La main était au centre du projet, ce qui me rendait assez proche du copiste ou de l’enlumineur.

Dans les dessins plus récents, réalisés à quatre mains
avec l’artiste Hélène Bleys, il y a beaucoup plus de densité.
On pourrait y voir un lien avec les dessins imbriqués
des enluminures. Les motifs floraux et ornementaux y sont également beaucoup plus abondants. Il y avait déjà du collage et beaucoup de simultanéité chez les moines ! Mais nous, nous n’illustrons rien. D’ailleurs un peu à la manière
du cadavre exquis, nous avions établi avec Hélène
une correspondance dessinée sans voir ce que l’autre avait réalisé et pris soin de masquer. Une fois la feuille remplie
nous découvrions cet agencement hasardeux et ce que l’autre artiste avait fait. La couleur du papier et le strict usage du noir et du blanc, découpé par les réserves des masques, amplifiaient les rythmes et l’inattendu. Tous ces dessins
ont quelque chose d’assez proche des caractères propres
à l’enfance que Walter Benjamin décrit dans Une enfance berlinoise. Pour Benjamin, le flâneur, le collectionneur
et le joueur sont les incarnations diverses de l’oisiveté, représentant la vraie manière de contempler les choses.
Dans ces dessins qui sont en quelque sorte une collection labyrinthique d’images, j’ai toujours privilégié une errance dadaïste à la rectitude et à la taxinomie encyclopédique.
Je les ai aussi souvent comparés à l’univers d’une chambre d’enfant, à un désordre organisé avec des jeux d’échelles.


SF - Le bibelot, la cruche, les fleurs artificielles sont des éléments incorporés à certaines de tes œuvres. Dirais-tu
que tu aimes travailler avec le kitsch ?



SG - J’adore cette citation de Huysmans : « Après les fleurs factices singeant les véritables fleurs, il voulait des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses. » J’ai toujours beaucoup de difficulté à définir ce qui est kitsch de ce qui ne l’est pas. Alors oui, l’ersatz et l’inauthenticité résumeraient bien l’idée, mais je trouve ça tellement réducteur.

Le kitsch est un peu partout. C’est délicat de ne pas l’associer à un jugement de goût plus ou moins corollaire d’un déterminisme social. Avoir une Rolex au poignet ou passer
ses soirées sur des rooftops à Dubaï sont à mes yeux
des incarnations actuelles du kitsch.

Dans la série documentaire All in the Best Possible Taste, Grayson Perry démontre parfaitement ce qui se joue. Rien
n’y est vraiment authentique. Nous ornementons en réponse
à une quête d’appartenance, selon des codes et des modes que nous subissons tous, plus ou moins. Il ne faut pas oublier que l’ornement est lié à l’ordre. C’est le propre de l’homme
et sa manière de participer à la création du monde. Dans l’inconscient collectif, c’est une façon de réinventer un paradis perdu, de reconstruire un idéal originel et de s’y insérer.
Mais rien n’y est vraiment authentique ou naturel, donc
tout peut vite devenir kitsch, dépassé, sans avoir encore
la saveur d’être vintage…

Avec beaucoup d’ironie, Présence Panchounette disait :
« Ce qui est intolérable dans le vulgaire, c’est son innocence
. » C’est justement le degré d’innocence face au kitsch
qui m’intéresse. Quelle dépendance ou quelle liberté
avons-nous face au simulacre ? J’ai décidé d’en jouer
avec autant d’humour que possible, en m’appuyant sur cet oxymore : « décor naturel ». Le décor n’est jamais naturel,
ou alors c’est une carte postale.


SF - Tu évoques le déterminisme social. Je perçois pour ma part une dimension politique dans cette volonté d’incorporer dans l’art contemporain des marqueurs de la culture populaire.

SG - Pour poursuivre sur le décor, le mot vient de « ce qui sied », de « ce qui convient ». Il implique donc une dimension morale. Selon Jacques Soulillou, « le décor a à voir avec la loi et le pouvoir… Tout pouvoir cherche tôt ou tard à s’affirmer
à travers un décor ».

Quant à moi, j’essaie de poser un regard aussi amusé
que subversif sur les arts décoratifs et sur la distinction
toute occidentale séparant le décoratif de l’art. L’art serait pur et le décoratif féminin, superflu, même barbare et criminel. Quelle horreur !

À ma manière, je tente de faire l’apologie des indices faibles. J’aimerais remettre tout à plat et créer de l’inattendu
en cassant l’image mentale que l’on se fait de l’œuvre contemporaine. Cette intrusion des marqueurs populaires
vise à la fois à perturber les qualités esthétiques du cadre
de vie bourgeois et à dynamiter les hiérarchies socioculturelles qui s’incarnent dans les décors que l’homme moderne se fabrique. J’aime que mon travail soit discrètement inconvenant, comme de petites insurrections populaires
dont il faudrait faire l’expérience.

En fait, cette création d’aspérités est une position assez situationniste ! Ces intrusions politiques du goût populaire permettraient plus de métissage : de classes, de cultures,
de genres et par extension, il dénoncerait toutes formes d’oppression et de soumission du vivant. En cela je me situerais assez dans la filiation d’un mouvement comme Patterns and Décoration apparu à New York dans les années 1970. Avec un répertoire de formes florales et décoratives
que l’on associait à la féminité, des artistes comme Robert Kushner militaient en faveur des minorités socioculturelles
et sexuelles. Mais je ne me fais pas beaucoup d’illusions.
Cette résistance est très vite dépassée. Les utopies sociales
et émancipatrices de William Morris appartiennent désormais
à l’élitiste commerce du luxe.



SF - Sans dramatiser, j’ai le sentiment que ton travail est aussi marqué sous son vernis coloré et enfantin par une forme
de
memento mori. À ce titre l’ensemble Contre-jour réalisé lors de ta résidence Hermès à Saint-Junien est assez explicite. Qu’en dis-tu ?

SG - Je préfère les vanités au memento mori, c’est ce qui était en jeu dans cette série de pièces réalisées avec la fondation d’entreprise Hermès. Contre-jour est une version vaniteuse
et ostentatoire de la plante artificielle habituellement réalisée en matière synthétique. Le cuir d’agneau utilisé renvoyait à une certaine surenchère propre au luxe. Cela avait aussi à voir avec l’apparat exotique du jardin d’hiver et le faste colonial
du Second Empire. Les possédants étalaient leur maîtrise
du monde et du vivant. Je l’ai déjà cité, mais le roman décadent et postromantique À rebours de Huysmans décrit merveilleusement et dans le détail cette kermesse de vanités, cette parade de désillusions et cette foire de futilités.
Les squelettes d’acier habillés de cuirs noirs de Contre-jour convoquaient également les silhouettes menaçantes et mélancoliques des contes macabres d’Edgar Alan Poe.
Odilon Redon a mieux que quiconque su saisir ce sentiment ambivalent d’une nature aussi magnifiée que menaçante.
La mort y rôde dans une brume épaisse et noire…

Plus sérieusement, le rire est la seule issue (provisoire) après la chute. Lorsque qu’on est sculpteur, on éprouve en permanence la gravité. Tout ce que l’on érige est un combat contre la gravité. Je crois qu’en anglais gravity (gravité)
et grave (tombeau) ont la même étymologie.

Je m’égare peut-être un peu, mais j’ai toujours aimé rapprocher la qualification méprisante d’Ad Reinhardt
« La sculpture est ce contre quoi on se cogne pour regarder
un tableau » avec « Le réel est ce contre quoi on se cogne »
de Jacques Lacan. Je ne crois pas que l’on puisse tomber d’une fenêtre ouverte sur le monde. La sculpture éprouve
le réel et les lois de la nature. Alors que reste-t-il lorsque
le contrebas s’avère l’unique destin de toute trajectoire ?

Ensor, qui a d’ailleurs peint beaucoup de crânes, aurait fait usage de sa toile L’Après-midi à Ostende à la manière d’un paillasson. Il suffit de revoir les films burlesques de Keaton, Chaplin ou Tati pour comprendre que la chute de l’homme
qui trébuche (sur une sculpture) est le moteur du rire. La chute
est aussi la conclusion d’une histoire drôle. Elle coïncide
avec le rire et je crois avec la fin de cet entretien : o)

P.-S. : Nous sommes revenus au point de départ de notre conversation, certes quelques pieds plus bas, mais pas très loin du niveau du sol.